En réponse aux troubles sociaux qui perdurent sur fond de pénurie de carburant, le gouvernement met à exécution sa principale menace. La première ministre, Elisabeth Borne, a annoncé, mardi 11 octobre, la réquisition de personnel pour le déblocage des dépôts du groupe Esso-ExxonMobil. Un accord salarial avait pourtant été conclu la veille au sein du groupe pétrolier. Mais les deux syndicats signataires, majoritaires au niveau du groupe, ne le sont pas au niveau des raffineries, où la grève a été reconduite.
« Le dialogue social, c’est avancer une fois qu’une majorité s’est dégagée. Ce ne sont pas des accords minimaux. Les annonces de la direction sont importantes. J’ai donc demandé aux préfets d’engager, dans les conditions prévues par la loi, la procédure de réquisition du personnel indispensable au fonctionnement des dépôts de cette société.a déclaré le chef du gouvernement devant l’Assemblée nationale.
En réponse, la CGT Esso-ExxonMobil a dénoncé « une remise en cause du droit de grève » et une décision « bafouer un droit constitutionnel des travailleurs en lutte ».
Le gouvernement décrète la #réquisition dans les #raffineries bafouant ainsi un droit constitutionnel des travailleurs… https://t.co/Cb2njdaelj
— cgtexxonmobil (@cgt exxonmobil)
Dans quelles conditions l’Etat peut-il réquisitionner les salariés d’une entreprise privée ? Que risquent les ouvriers réfractaires ?
Une réquisition strictement encadrée
En droit français, deux textes autorisent théoriquement la réquisition des salariés. Sur la base de l’article L.1111-2 du code de la défense, l’exécutif peut, par décret pris en conseil des ministres, mobiliser les personnes et les biens « en cas de menace portant notamment sur une partie du territoire, sur un secteur de la vie nationale ou sur une fraction de la population ». Des conditions extrêmement contraignantes et difficilement concevables en cas de blocage d’une partie des gisements et raffineries du territoire.
En précisant avoir « a demandé aux préfets d’engager la procédure de réquisition », Elisabeth Borne se réfère plutôt à l’article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales. Ce dernier habilite les préfets, par arrêté, à « demander toute personne nécessaire » lorsque « l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la santé, à la paix et à la sécurité publique l’exige ».
S’agissant des dépôts Esso-ExxonMobil, les représentants de l’Etat devront donc justifier dans leur arrêté l’atteinte à l’ordre public à l’origine de la réquisition, et préciser les lieux, la durée et le nombre de travailleurs concernés. par les mesures. Ceux parmi ces derniers qui refuseraient d’obtempérer pourraient encourir jusqu’à six mois de prison et 10 000 euros d’amende.
Les précédents de 2010 et le droit de grève
Ces arrêtés préfectoraux constituent-ils, comme le dénoncent certains syndicats, une entrave au droit de grève, inscrit dans le préambule de la Constitution ? La question s’était déjà posée en 2010, lors des dernières réquisitions de salariés en France, déjà motivées à l’époque par des pénuries à la pompe.
En octobre 2010, une vague de protestations contre la réforme des retraites déferle sur la France, alors présidée par Nicolas Sarkozy. Les douze raffineries du pays sont bloquées. L’État décide alors de réquisitionner, par arrêtés préfectoraux, les salariés grévistes de la raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) et des dépôts pétroliers de Donges (Loire-Atlantique) et de Gargenville (Yvelines), offrant à la justice administrative la possibilité préciser les conditions d’application de l’article L.2215-1.
En Seine-et-Marne, le tribunal administratif de Melun, saisi par l’intersyndicale de la raffinerie de Grandpuits, suspend dès octobre un premier arrêté préfectoral de réquisition. Le juge considère que ce dernier porte une « violation grave et manifestement illégale du droit de grève ». En cause : le préfet a réquisitionné 170 salariés, soit « pratiquement tout le personnel de la raffinerie »établissant, en fait, un « tâche régulière ».
Toujours en octobre, le Conseil d’Etat confirme qu’un arrêté de réquisition doit être limité au strict « équipes requises » la reprise d’activité permettant le maintien de l’ordre public. Son jugement apporte ensuite deux autres précisions. Le juge apprécie, pour valider un arrêté, la complétude des conditions de réquisition du préfet : « les motifs de la réquisition, sa durée, les prestations requises, le nombre de personnel requis ainsi que leur répartition ». L’atteinte à l’ordre public doit enfin être finement justifiée : en l’occurrence, les grèves menacées « sécurité aérienne » à l’aéroport Charles-de-Gaulle et « ravitaillement des véhicules de service public et des services essentiels ».
Le risque d’aggravation de la crise
Envisagée pour l’instant sur les seuls gisements d’Esso-ExxonMobil, et non sur les sites encore plus nombreux de Total, la réquisition pourrait durcir le bras de fer engagé entre les représentants des salariés et les directions d’entreprises. « Ce serait la guerre »avait prévenu mardi sur franceinfo Emmanuel Lépine, secrétaire général de la Fédération professionnelle du pétrole de la CGT, qui représente les stations Esso et Total.
» Nicolas Sarkozy avait commis cet acte illégal et la France a été condamnée en 2011, l’année suivante, car elle viole la convention 87 de l’Organisation internationale du travail [sur le droit de grève et la liberté syndicale], donc si Emmanuel Macron veut aussi condamner l’Etat (…) laissez-le faire »avait également mis en garde le syndicaliste.
En fait, la France n’était pas « condamné » par l’Organisation internationale du travail pour ses réquisitions de 2010. Saisi d’une plainte de la CGT, l’agence spécialisée de l’ONU avait pourtant recommandé au gouvernement français, » à l’avenir « de « en privilégiant la participation des organisations de travailleurs et d’employeurs concernées (…) et de ne pas recourir unilatéralement à l’imposition de la mesure ».